Un article de Michel-Pierre Colin
Pablo
Servigne vient de ré-éditer son livre (de 2014) en le complétant. Les
impacts du changement climatique sur l’agriculture et l’alimentation
industrielle sont aujourd'hui directement palpables par le citoyen dans
le circuit de distribution alimentaire dont il dépend. En voici quelques
extraits choisis :
Le
système alimentaire industriel actuel “est conditionné par deux
postulats : une disponibilité illimitée en énergies fossiles bon marché
et une stabilité du climat.”
“Or,
ces deux postulats sont aujourd’hui remis en cause, ce qui permet, au
moins, de se poser la question de la viabilité de tels systèmes
alimentaires. Il ne s’agit pas uniquement d’un problème d’agriculture :
la sécurité alimentaire de l’Europe dépend presque entièrement du
système industriel dans son ensemble, c’est-à-dire, pour la voir de
manière verticale, toute la filière allant du champ à la décharge en
passant par le supermarché et l’assiette.”
“Dans
cette optique, il devient assez évident que continuer des politiques de
statu quo met en danger la stabilité et la pérennité du système
alimentaire industriel, autrement dit, rien moins que la survie de notre
civilisation.”
“La FAO estime à 850 millions le nombre d’êtres humains sous-alimentés ; à deux milliards ceux qui souffrent de malnutrition.”
“L’agriculture
devra désormais être cadrée par deux principes fondamentaux : restaurer
les écosystèmes et se limiter uniquement aux énergies renouvelables.”
“La
transition est vue ici comme le passage d’un système industriel
dominant à de multiples systèmes très divers, plus autonomes en énergie,
plus simples et plus locaux.”
“Mais
surtout, la mise en place d’une grande politique de transition rapide,
coordonnée, volontariste – et forcément linéaire – ne doit pas faire
oublier la création de forces opérationnelles (task forces) travaillant
sur des scénarios de catastrophes. Prévoir les deux est un facteur
primordial de résilience.”
“L’Europe
est quant à elle entièrement dépendante des importations de phosphore,
ce qui pose un grave problème de sécurité alimentaire.”
“L’Europe,
malgré des technologies qui dissimulent les véritables causes de
l’épuisement des ressources, est l’une des régions du monde les plus
exposées (par sa densité de population) à des risques de pandémie et de
perte de biodiversité causées par des pénuries d’eau ou des pollutions.”
“Mais
on ne se relève pas aussi aisément de la fin des énergies fossiles ou
d’un climat déstabilisé, de même qu’on ne peut faire revivre les espèces
disparues. Les crises économiques sont des problèmes pour lesquels il
existe des solutions. Les autres crises ne sont pas des problèmes : ce
sont des situations difficiles (predicament en anglais) pour lesquelles
il n’y a pas de solutions ; seulement des chemins à emprunter et des
mesures à prendre pour s’y adapter.”
“Au
niveau politique, en cas de grave récession, la destruction de la
biodiversité et le réchauffement climatique sont relégués au dernier
rang des priorités (comme on le constate à l’heure actuelle), ce qui
aggrave les conséquences désastreuses qu’ils ont déjà sur notre société
et notre économie.”
“Il
est ainsi très probable que la première étincelle vienne du monde de la
finance et de l’économie (probablement causée par un problème
énergétique), et déclenche une réaction en chaîne qui se propagera
rapidement à toute l’économie mondiale, favorisant des décisions
politiques qui iront aggraver les crises des systèmes naturels… ce qui
en retour précipitera l’effondrement de l’ensemble du système
économique. Or un choc économique déstabilise les systèmes alimentaires
industriels, car sans pétrole ni gaz naturel bon marché, il devient très
difficile d’irriguer, d’extraire des phosphates, de fabriquer de
l’engrais azoté et de distribuer la nourriture rapidement.”
“En
général, pour les écosystèmes, les seuils sont atteints à partir de 50 à
90 % de la surface dégradée. Au-delà, ce qu’il reste de l’écosystème se
détériore très rapidement et de manière irréversible. L’interaction
entre les crises globales augmente donc considérablement les chances de
dépasser un seuil critique qui mènera à des changements globaux. Il se
peut même que nous soyons très proches d’un seuil critique irréversible à
l’échelle de la planète.”
“C’est
vers la création de petits systèmes résilients que nous nous
dirigerons. Ce ne sera évidemment pas chose facile, mais les sentiers
ont déjà été tracés par de nombreuses expériences très concrètes. Elles
demeurent cependant assez invisibles aux yeux du grand public et des
décideurs politiques. L’hypothèse de ce livre est qu’avec ce nouveau
cadre de pensée systémique, couplé à une pensée de la résilience, elles
deviendront alors perceptibles et crédibles et, pourquoi pas,
désirables. Si ces expériences pionnières deviennent visibles pour tous,
alors il est possible d’entrevoir de nouveaux avenirs.”
“Mais
tant que les prix de l’énergie resteront artificiellement bas et que
les coûts environnementaux ne seront pas pris en compte, la logique
économique obligera à préférer ce système globalisé plutôt que la
production locale. Le principal facteur déclencheur d’un renversement de
tendance est donc très probablement le prix et la disponibilité de
l’énergie.”
“En
bref, produire, transformer et consommer localement de la nourriture
augmente la sécurité alimentaire des régions, créé des emplois locaux et
réduit la consommation d’énergies fossiles (et par conséquent l’impact
sur le climat). Mais la localisation doit rester un chemin et ne pas
devenir un dogme.”
“La
vulnérabilité des monocultures aux maladies et aux ravageurs a été
largement démontrée. Les systèmes agricoles d’avenir seront donc
logiquement tournés vers de la polyculture, combinant plusieurs espèces
végétales (associations culturales), des grandes cultures et des arbres
(agroforesterie), et même un mélange de cultures, d’arbres et d’animaux
(agroécologie et permaculture). Ainsi, les agroécosystèmes gagneront en
biodiversité et en hétérogénéité, ce qui diminuera leur vulnérabilité
face aux maladies et aux perturbations climatiques.”
“Au
début de la chaîne, le système industriel doit s’approvisionner en
grandes quantités de matières premières, et à l’autre bout de la chaîne,
il rejette beaucoup de déchets. Pour résoudre ces deux problèmes à la
fois, il est indispensable d’abandonner une vision linéaire du système
et de fermer les cycles : les déchets des uns sont la matière première
des autres.”
“Une
activité agricole d’avenir est condamnée à être responsable non
seulement de la production alimentaire, mais aussi de la restauration
des fonctions des écosystèmes.”
“Il
existe, en plus du système industriel dominant, trois autres types de
systèmes alimentaires alternatifs : les systèmes domestiques (de type
familial), les systèmes de proximité (circuits courts), et les systèmes
vivriers territoriaux (grandes ceintures autour des villes).”
“Bien
évidemment, une politique de résilience implique de miser sur ces trois
systèmes alimentaires simultanément, et de les renforcer avant les
chocs systémiques !”
“Repenser
l’alimentation des villes oblige inévitablement à protéger et à
stimuler l’agriculture périurbaine. Pour mettre en place une transition
rapide et efficace vers l’après-pétrole, on peut d’ores et déjà imaginer
des projets ambitieux autour des villes.”
“L’idée
centrale qui doit guider la conception des alternatives émergentes est
de veiller à rester fonctionnel même en cas de rupture temporaire
d’approvisionnement en énergie (pétrole, électricité, etc.) ou en
matériaux.”
“S’il
n’y a plus d’importations d’énergie fossile vers l’Europe et si, par
conséquent, les principales sources d’énergie deviennent le solaire, la
biomasse et l’éolien, il apparaît évident que le rôle de producteur
d’énergie reviendra aux zones rurales.”
“Avant
la révolution industrielle, les systèmes agricoles et forestiers
étaient les principaux producteurs primaires d’énergie, mais depuis la
révolution industrielle, ils sont tous devenus des “usines” à convertir
le pétrole en nourriture, c’est-à-dire des gouffres énergétiques !”
“Il
y a urgence à former très rapidement et à grande échelle des nouveaux
paysans, forestiers, éleveurs et maraîchers et à envisager une
conversion rapide et planifiée d’une grande partie de la population
active vers l’agriculture.”
“Les
paysans du futur sont donc déjà nés, mais ils ne savent pas encore
qu’ils seront paysans ! Non seulement ils seront nombreux, mais leur
travail sera intensif en connaissances. Ils intégreront les dernières
découvertes en écologie, ainsi que les innovations agroécologiques, et
les combineront à certains savoirs d’antan. Cette grande quête des
savoirs que possédaient nos ancêtres, le mouvement de la Transition
l’appelle “la grande requalification” – the great reskilling. Il est
évidemment indispensable de la démarrer dès aujourd’hui et à grande
échelle.”
“Le
climat est un paramètre qui va redessiner les paysages et les systèmes
alimentaires. Nous avons, malheureusement, très peu de prises sur lui.
Il faudra donc augmenter ou restaurer la capacité des agroécosystèmes à
“encaisser” des écarts climatiques importants sur une courte période
(sécheresses, températures extrêmes, ouragans, inondations, etc.) et à
naviguer par temps incertain. S’il y a un exercice d’implémentation des
principes de résilience à ne pas manquer, c’est bien celui-là.”
“Maintenir
l’actuel système n’est tout simplement pas une option à long terme.
Seule la durée de la transition et les stratégies à mettre en place pour
effectuer cette transition devraient faire l’objet de débats.”
“Les
dernières conclusions du GIEC le confirment, validant ainsi la première
partie du présent rapport : nos systèmes alimentaires industriels
risquent des ruptures irréversibles et systémiques dans les prochaines
années.”
“Nous
sommes entrés dans le temps de la construction urgente de systèmes
résilients. Cette transition créera un monde plus décentralisé et une
multitude très hétérogène d’économies locales bien plus autonomes. Nous
allons bien vers une régionalisation de l’Europe. Les chaînes
d’approvisionnement seront plus courtes, les productions agricoles plus
diversifiées et l’agriculture, qu’elle soit urbaine ou rurale, sera
intensive en main-d’œuvre et en connaissances, mais sobre en énergie.”
“Au
niveau global, l’important est de ne pas ignorer les catastrophes qui
sont en train d’avoir lieu, de mettre en place une transition aux
objectifs à moyen terme très forts (2020-2030), et en parallèle de
prévoir la possibilité d’une rupture systémique globale. Ceci n’est pas
une conclusion isolée, elle fait écho à une multitude de travaux
scientifiques récents effectués par des chercheurs de plus en plus
inquiets. Son absence dans les médias et dans les débats tient au fait
que nous n’aimons pas entendre de mauvaises nouvelles, aussi
rationnelles soient-elles.”
“Ainsi,
aujourd’hui, l’utopie a changé de camp. Être utopiste consiste à croire
que tout peut continuer tel quel. Ce business “as usual” est peut-être
désirable et confortable pour certains, mais il n’aura pas lieu. Nous
avons la certitude qu’une politique de statu quo mène à une impasse et à
des bouleversements qui dépassent l’entendement. Le réalisme, c’est de
mettre toute l’énergie qui nous reste dans cette transition rapide et
radicale. L’action est l’unique manière que nous ayons de sortir de
cette position d’inconfort, elle redonne espoir et apporte
quotidiennement des satisfactions qui nous maintiennent optimistes.”
Ce
livre est complété par une postface de OLIVIER DE SCHUTTER, rapporteur
spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation (2008-2014) :
“Je
remercie Pablo Servigne de me fournir l’occasion de dire tout l’intérêt
que présente son ouvrage pour orienter la transition de nos systèmes
alimentaires afin de sortir de l’impasse actuelle. Le XXe siècle fut
celui des économies d’échelle, de la poursuite à tout prix de la
compétitivité et de l’efficience et de l’uniformisation des solutions.
Notre siècle est celui de la prolifération des initiatives à plus petite
échelle, qui favorise la résilience à travers la diversité : Pablo
Servigne nous y fait entrer.”